Après plus de 40 ans de carrière, lorsque l’on approche soi-même les 70 ans, appeler son album Firepower (puissance de feu) pourrait relever de la méthode Coué. Pourtant, à l’écoute du nouveau disque de Judas Priest, on a vite fait de concéder l’à-propos de l’intitulé. L’enthousiasme et la dynamique du jeune Richie Faulkner, qui signe là sa seconde contribution discographique avec le groupe, n’y est certainement pas pour rien, tout comme la collaboration entre Tom Allom et Andy Sneap, un duo de producteurs de choc alliant tradition et modernité.
Reste que tout ceci ne serait rien sans la fibre et l’expertise heavy metal des compositeurs historiques de la bande : le chanteur Rob Halford et le guitariste Glenn Tipton. C’est avec ce dernier que nous nous sommes entretenus afin qu’il nous en dise davantage sur ce dix-huitième disque, bien parti pour marquer l’année 2018, sur la difficulté de faire du neuf quand on a laissé derrière soi de tels classiques, mais aussi sur son rapport au heavy metal.
A noter que cet entretien a été réalisé avant que le musicien ait révélé ne pas pouvoir participer à la tournée prochaine, contraint par la maladie de Parkinson dont il est atteint.
Radio Metal : Non seulement vous avez refait appel à des producteurs pour Firepower, mais vous avez également renoué avec le producteur Tom Allom, qui a travaillé ici en collaboration avec Andy Sneap. C’est votre premier album studio avec Tom depuis Ram It Down en 1988. Pourquoi ce choix et comment c’était de re-collaborer avec lui ?
Glenn Tipton (guitare) : Comme tu le sais, nous avons travaillé avec Tom Allon sur de nombreux albums à l’époque et Tom est pour beaucoup responsable d’avoir formulé le son de Judas Priest ; il a fait du super boulot avec nous à l’époque. En fait, nous n’avons jamais perdu le lien, nous sommes tout le temps restés en contact depuis. Il a fait des albums live pour nous, par exemple. Nous voulions que le nouvel album soit puissant et moderne, tout en ayant un côté classique. Donc nous avons pensé que Tom serait idéal pour ça, mais nous avons aussi voulu avoir Andy Sneap parce que nous adorons son travail et c’est un grand fan de Priest. Une idée nous a frappés, le fait que nous pourrions monter une équipe avec eux, ainsi que Mike Exeter qui a travaillé sur Redeemer Of Souls. Au lieu d’avoir un producteur, nous pouvions mettre en place une équipe de production, nous trouvions que ce serait une idée intéressante. Nous trouvions que ce serait un bon moyen d’associer le vieux avec le nouveau. Nous avons essayé et ça a super bien marché ! Donc vous avez l’approche vocale classique de Tom et puis le son, qui est moderne mais qui reste Judas Priest, d’Andy. Et en plus, nous nous sommes tous bien entendus, ça a tout de suite bien marché. C’était un album très agréable à concevoir.
Tu as dit que Tom est « beaucoup responsable d’avoir formulé le son de Judas Priest ». Penses-tu que vous vous soyez éloignés de ce son classique ?
Pas vraiment parce que je pense que Redeemer Of Souls était un bon album aussi, mais Tom a travaillé pour le groupe de nombreuses années, il connait le groupe, il nous connaît au niveau du chant, etc. Il est responsable pour certains aspects du son de Judas Priest dans ces années-là, et ces années étaient celles que nous voulions revisiter, donc nous nous sommes simplement dits que ce serait super de refaire appel à Tom.
Rob Halford a mentionné à quel point Andy était méticuleux, toujours là à vous dire de refaire des choses. Pour un groupe avec l’expérience de Judas Priest, n’était-ce pas dur d’avoir l’humilité suffisante pour travailler avec un tel producteur ?
Non. C’est nécessaire d’avoir quelqu’un pour taper du poing sur la table en studio et vous pousser à travailler dur. Et si quelque chose n’est pas tout à fait comme il faut… Les guitaristes ont tendance à être fainéants parfois, donc c’est bien d’avoir quelqu’un comme Andy qui dit : « C’est super mais ce n’est pas encore assez bon, refais-le ! » Et si ce n’est pas comme il faut, je vais le refaire. Tu apprends. Lorsque tu as du respect pour quelqu’un, comme le grand respect que j’ai pour Andy, tout comme Rob… Ce qu’il dit est juste : si ça doit être refait, refais-le ! C’est laborieux en studio. Les gens croient : « Oh, vous allez en studio, vous allez vous éclater, etc. » Mais non, c’est beaucoup de dur labeur et il faut quelqu’un pour prendre le contrôle et faire ressortir le meilleur de toi-même.
A l’origine, votre idée était de travailler comme les derniers albums et utiliser les démos comme modèle. Mais Andy a poussé le groupe à enregistrer l’album live, au lieu que vous le fassiez séparément. D’après Ian Hill, au début tu étais un peu méfiant à l’idée de procéder ainsi. Au final, comment était cette expérience ?
Nous avons voulu créé un côté live dans certains aspects de l’album, pour une partie des pistes, les pistes rythmiques. Nous avons enregistré les pistes en semi-live, si tu veux. Mais nous avons remplacé certaines choses, nous avons changé les arrangements, ou peu importe. Ca a bien marché, car ce n’est pas un album live, ça reste un album studio, mais à la fois, Judas Priest est réputé en tant que groupe live, donc il faut que ça fasse transparaître certains aspects et la fluidité de l’approche live. Nous avons essayé d’incorporer les deux choses ensemble. Et je pense que nous avons réussi ! Nous procédions aussi comme ça à la vieille époque parce que nous n’avions pas beaucoup d’argent et les studios étaient chers, donc ce n’était pas une approche si étrange pour nous.
J’imagine que vous êtes un groupe qui n’a plus rien a prouver, mais ressentez-vous quand même une certaine pression lorsque vous concevez un album ?
Absolument ! Je veux dire qu’on a toujours quelque chose à prouver. Si tu as un moment de faiblesse, alors les gens le repèreront. Et si tu fais un album faible, ils s’en rendront compte. Il y a donc toujours quelque chose à prouver. Si ce n’est pas suffisamment bon, il y aura plein de gens qui critiqueront. Il faut donc toujours être à un certain niveau et tu ne sais pas si tu vas y arriver. Il faut donc faire de son mieux et travailler dur.
L’illustration donne presque l’impression d’une version moderne de celle de Screaming For Vengeance, et en ayant Tom Allom à la production, ainsi qu’Andy qui est un grand fan de Judas Priest de la vieille école, avez-vous cherché à faire un album qui pouvait rivaliser avec vos classiques du début des années 80 ?
Avec un peu de chance tu parviens à faire quelque chose qui soit au niveau ou meilleur que ce que tu as fait avant. Mais c’est très difficile parce que nous avons eu des albums qui sont devenus de grands classiques, des étapes importantes, avec des morceaux comme « Victim Of Changes », ensuite tu vas sur « Painkiller », « Living After Midnight »… Ce sont des morceaux très différents avec des caractères différents, venant d’époques différentes. Donc c’est très difficile d’essayer d’égaler tous ces albums. Il faut juste que tu vois ça comme une autre étape dans la carrière de Judas Priest. Nous n’avons pas consciemment essayé de copier ou émuler notre passé, mais il y a évidemment certaines similarités dans l’album, car nous sommes Judas Priest et nous sonnons comme Judas Priest. Quoi que nous enregistrions, ça ressortira en sonnant forcément un peu comme Judas Priest, quoi qu’il en soit.
D’un côté vous avez plus de quarante ans d’expérience, d’un autre j’imagine qu’avec le temps il devient de plus en plus difficile de ne pas se répéter. A quel point est-ce un défi de sortir un nouvel album si loin dans votre carrière ?
C’est un grand défi mais à la fois, il semblerait que nous parvenons à nous réunir une fois que nous avons des idées et élaborer des chansons, et ça se fait très rapidement. Donc nous avons de la chance à cet égard. Il nous reste encore de l’énergie pour faire ça. Mais c’est difficile. Tu écris des chansons et il est évident que tu te retrouveras à revisiter des zones où tu as déjà été auparavant, et il y aura des similarités avec d’autres chansons. Mais globalement, nous avons encore un large périmètre à explorer pour trouver de nouvelles idées, et c’est extraordinaire après toutes ces années.
D’où tirez-vous votre inspiration pour encore avoir cette « puissance de feu » plus de quarante ans après votre premier album ?
[Petits rires] Honnêtement, je ne sais pas d’où ça vient. S’il reste encore quelque chose en nous, alors il y aura un nouvel album. Le réservoir est à sec pour le moment, j’ai utilisé tout ce que j’avais [pour le nouvel album], mais d’une façon ou d’une autre, il finit par se re-remplir, je ne sais pas comment ni d’où ça vient, mais ça vient bien de quelque part.
Andy a déclaré que tu as « une façon de faire les choses qui est assez peu orthodoxe » mais « il y a clairement une méthode à [ta] folie dans Judas Priest. » As-tu le sentiment d’avoir une approche atypique ?
Pas vraiment. Je veux dire qu’évidemment, les gens voient les choses sous des angles différents et de différentes façons. J’ai toujours travaillé d’une façon qui me paraissait normale mais ce n’est probablement pas normal pour les autres [petits rires]. Je ne sais pas. Si tu cherches délibérément à faire quelque chose à la manière de quelqu’un d’autre, ou d’une autre façon que celle qui t’es naturelle, alors ça ne fonctionne pas. Il faut juste accepter que ce que tu fais est ce que tu fais, et que c’est comme ça, et qu’il ne faut pas essayer de trop changer. J’ai souvent dit que fut un temps, j’ai essayé de copier des gens. Au début de ma carrière, je me posais et j’essayais d’apprendre les solos de Hendrix. J’arrivais à m’en rapprocher mais bien sûr, je n’arrivais jamais à jouer comme Jimi. Et ça vaut pour d’autres guitaristes que j’ai essayé de copier et émuler. Mais ensuite, un beau jour, je me suis rendu compte que du moment que ça t’inspirait et que tu arrivais à te rapprocher de ce qu’ils font mais en le faisant à ta façon, alors c’est plus facile, ça te vient plus naturellement, mais aussi ça développe ta propre technique et ton propre style, et si ce style est reconnaissable, c’est ça la clef du succès. Je pense qu’il faut juste croire en soi et faire ce qui nous vient naturellement.
Et du coup, quelle est ton approche pour faire une chanson ?
Ça peut être n’importe quoi. Tu t’assois en studio et tu balances des idées en l’air. Et parfois, tu fais une erreur, et c’est une bonne erreur, et ça devient un super riff. Par exemple, si tu travailles sur un riff et tu te mets à le jouer différemment sans le vouloir, tu te dis « wow, c’est mieux que ce que j’essaye de jouer ! » Donc tu t’accroches à ça et tu l’emmènes au palier suivant. Mais tu peux écrire un super riff, ça n’en fait pas une bonne chanson pour autant, donc il reste encore un long chemin à parcourir pour arriver au bout et faire de ce bon riff une bonne chanson. Parfois même, tu as un super riff et tu ne parviens jamais à en faire une bonne chanson, et d’autres fois, tu as des riffs médiocres et tu arrives à en tirer une bonne chanson. Il faut juste croire en tout ce que tu composes et explorer, rechercher et trouver, et au bout du compte, avec un peu de chance, tu en ressors avec une bonne chanson.
Même s’il conserve une certaine variété, Firepower est globalement un album plus direct que ne l’étais Redeemer Of Souls ; il parait davantage focalisé sur le côté heavy et la puissance des chansons – j’imagine que c’est pour ça qu’il s’appelle Firepower. Cherchiez-vous ainsi à faire une déclaration avec cet album ?
Encore une fois, lorsque nous avons composé et enregistré cet album, nous ne nous sommes pas posés pour planifier toute la musique. Nous n’avons pas essayé de faire sensation, nous avons juste fait un bon album de Judas Priest, nous avons fait de notre mieux, et on ne peut que nous juger en conséquence. Si les gens aiment l’album, c’est du bonus ; s’ils ne l’aiment pas, nous pouvons le comprendre. Je pense qu’il n’y a rien de très détestable dans cet album. C’est un album de heavy metal, c’est un album typique de Judas Priest, il contient de super chansons, quatorze morceaux qui tuent. Nous en avons laissé de côté deux ou trois mais ce n’était pas parce que c’était des chansons plus faibles, c’est qu’elles étaient sans doute hors contexte par rapport aux autres chansons. Du fait que nous avions tant d’idées, nous avons même évoqué la possibilité que ce soit un double album. A savoir si les chansons restantes réapparaîtront et verront la lumière du jour, ça reste à voir, mais nous avons choisi les quatorze morceaux comme une sélection de compositions qui aillaient bien ensemble et donneraient une identité à l’album. Au final, tu ne peux que faire de ton mieux. Mais Firepower, pour moi, ça signifie… Si tu as une grosse puissance de feu, ça veut dire que tu as beaucoup d’énergie. Les chansons se doivent d’être puissantes et éloquentes. L’essence de l’album doit être pleine d’énergie, féroce, avec des morceaux puissants. Voilà ce qu’est cet album pour moi.
C’est le second album de Richie Faulkner avec le groupe. Penses-tu qu’il était plus à l’aise avec ses contributions, en termes de composition, par rapport à Redeemer Of Souls où il était encore tout frais dans le groupe ?
Je suis sûr qu’il a trouvé ses marques avec Redeemer Of Souls et il avait déjà beaucoup participé à cet album. Mais il est vraiment arrivé à maturité sur ce nouvel album et les idées qu’il a mises en avant étaient géniales, très dans l’esprit de Priest, très louable. Il a tant fait pour le groupe ; l’énergie dans l’équipe de composition est magnifique. Je ne peux pas suffisamment faire l’éloge de Richie. Je veux dire que moi et Kenneth [K.K. Downing] avons bien fonctionné pendant de nombreuses années, il y a beaucoup à dire à ce sujet, mais Richie est arrivé avec une tâche très difficile, il a dû faire ses preuves en live et aussi en terme de composition, et il y est parvenu dans les deux cas haut la main ! Je l’ai dit à de nombreuses reprises mais je pense que si nous n’avions pas trouvé Richie, nous ne serions pas actifs dans Judas Priest aujourd’hui. Richie est arrivé avec une tonne d’énergie et d’enthousiasme. C’était contagieux ! Tu t’y rattaches. Et il a trouvé de supers idées. C’était clairement une énergie que tu t’appropries et utilises pour améliorer le groupe, et le son du groupe, et les chansons du groupe. Il a beaucoup fait par rapport à ça pour le groupe. Il a généré tant d’énergie et d’enthousiasme, et c’est une très bonne chose à avoir. Pour être honnête, à notre âge, il se peut que ce soit précisément le genre de chose dont nous avions besoin.
Il y a quelque chose de fondamentalement positif dans la musique de Firepower. Est-ce que c’est ça le metal pour toi : une musique qui te donne de la force et de la positivité ?
Je l’ai dit de nombreuses fois : le metal est sous-estimé. Les gens ne se rendent pas compte à quel point le heavy metal est populaire. Tu peux aller dans n’importe quel recoin ou petit endroit sur cette planète et quinze à vingt mille gamins viendront, et ils adorent le metal. La popularité du metal est sous-estimée et dénigrée. Je trouve que c’est une merveilleuse forme de musique. Je veux dire que nous avons commencé en tant que groupe de blues progressif, et c’est ça qui nous a amené au palier suivant du metal. Et depuis que j’ai découvert le metal et que j’en joue, j’en suis tombé amoureux. C’est fantastique de travailler sur scène et juste entendre la clameur du public, et balancer un classique de Priest. J’ai toujours dit que c’était une forme de thérapie agressive mais non violente, le fait d’aller à des concerts de heavy metal et écouter un groupe comme Judas Priest jouer des hymnes et entendre le public chanter par-dessus, non seulement les refrains, mais aussi les solos et tout. C’est une expérience géniale. Il serait judicieux de la part de certaines personnes de s’y intéresser, écouter et voir ce qui se passe dans ce domaine, parce que c’est clairement une forme de musique qui… C’est un langage commun à travers de nombreux continents, pays et langues.
Le metal a évolué pour devenir un style très varié et complexe, et tu l’as vu évolué, car tu étais là pendant tout ce temps avec Judas Priest en tant qu’un des pères du style. Comment vois-tu cette évolution de genre musical mais aussi du jeu de guitare ?
Le heavy metal prend de nombreuses formes ; le death metal, le thrash… Mais au bout du compte, il y a toujours l’épine dorsale du heavy metal, et ça sera toujours là. Lorsque tu y penses, que ce soit en 84 ou en 2018 aujourd’hui, notre musique a toujours des similarités, ce n’est pas extrêmement différent, mais ça reste populaire. Donc je pense qu’il y aura toujours de la place pour le heavy metal et il est là pour durer encore très longtemps. Et le jeu de guitare, ça va et ça vient. Je veux dire qu’à un moment donné, c’est devenu démodé de faire des solos. Ensuite les gens ont commencé à jouer des super parties de guitares qui sont très loin de ce dont je suis capable. Il y a donc toujours des modes et des styles, des choses en vogues et d’autres qui ne le sont pas. Mais ensuite ça revient plus féroce que jamais. Tout doit évoluer. C’est sain. Cette forme de musique s’améliore, voilà ce qui se passe je pense.
On a appris le décès du producteur Chris Tsangarides il y a quelques jours. Son premier boulot en tant qu’ingénieur était sur votre deuxième album Sad Wings Of Destiny et presque quinze ans plus tard, il a produit Painkiller, l’un des albums les plus importants dans le metal. De quoi te souviens-tu de votre collaboration avec lui ?
Chris était un chouette type, adorable, il avait toujours une histoire à raconter, c’était super de travailler avec lui, il s’y connaissait en guitare et en son de guitare, c’était un compositeur… Painkiller était le premier album que Scott [Travis] a fait avec nous, je crois ; il travaillait bien avec Scott, il connaissait les sons de guitare, il a eu beaucoup d’influence sur ces aspects. En tant que producteur, il est pour beaucoup responsable du son de Painkiller, qui est l’un des – si ce n’est le – grands classiques de Priest. Je pense que dans une certaine mesure, il nous a aidés à entrer dans le monde moderne des années 90. Chaque album que nous faisons est différent, c’est un peu un chapitre différent dans le livre de Judas Priest, mais Painkiller était certainement l’un des chapitres les plus forts. Nous travaillions bien avec lui, c’était un mec en or et un excellent producteur. C’est une triste perte.
Interview réalisée par téléphone le 16 janvier 2018 par Nicolas Gricourt.
Retranscription & traduction : Nicolas Gricourt.
Site officiel de Judas Priest : judaspriest.com.